retour

Façades Eclatées

[ Texte extrait du catalogue de l'exposition ]

Oui, je sais qu’au lointain de cette nuit, la Terre
Jette d’un grand éclat l’insolite mystère,
Sous les siècles hideux qui l’obscurcissent moins.
Stéphane Mallarmé

Avec une strulpture, vous ne vous tiendrez ni tout à fait face, ni tout à fait dans. C’est qu’elle se situe elle-même entre un espace sculptural et un espace architectural – l’entre d’où lui vient son nom. Il s’agit d’explorer un ensemble de processus qui le sont difficilement par la sculpture comme par l’architecture. Schématisons et retenons pour chacune de ces pratiques certaines de leurs dominantes ; on identifiera alors, sous divers aspects, les relations suivantes (sculpture/strulpture/architecture) : postures / positionnements / places ; mémoire / rythme / résistance à l’usure ; socle / Solcle / sol ; plein sur fond de vide / potentiels du vide / vide sur fond de plein ; spectateur / Présant / habitant ; singularisation substantialisant / variations différenciant / division spatialisant. Bien que les strulptures se proposent d’explorer des régions de l’espace inusuelles, y compris du point de vue du partage traditionnel des arts, il n’est cependant pas question d’ériger un espace idéal soustrait aux lieux, tout au plus pourrions nous invoquer l’idéalité de tel ou tel lieu, dès lors qu’investi par une strulpture : chaque strulpture possède son originalité d’après l’espace avec lequel elle recompose l’émergence de cet espace, et prend sens par la réflexion engagée sur notre être au monde (ni tout à fait face, ni tout à fait dans…).

La strulpture #7 a été réalisée à La Laiterie. La singularité première de cet espace tient à la présence d’une mezzanine qui d’emblée ordonne la composition strulpturale autour de deux étages : le Présant circule sur l’étage du bas, terre-désert, et gagne un nouveau point de vue, à l’étage du haut. Chacune de ces perspectives comprend en elle-même un ensemble de variations et caractéristiques propres : à l’étage du bas, la différence interne au champ de variations perceptif tient avant tout à la possibilité de passer sous la mezzanine, que les parois définissent comme un intérieur ; à la possibilité de voir le feuilletage de la Façade par le milieu, et à la grande proximité ou grande distance permise à ce niveau (la proximité s’éprouvant avec tout son corps - en raison de la fragilité de la Façade, la distance privilégie quant à elle l’œil - englobant la hauteur). A l’étage du haut se gagne un point de vue sur le premier point de vue, dès le passage par les escaliers ; une perspective différente sur la Façade, mais différente aussi parce que cette nouvelle perspective l’est sur la première, celle d’en bas : l’on y a vue sur notre premier point de vue. Ce qui pourrait être nommé un Objet insolite se trouve en haut, il est comme un rejeton ou un double contracté de ce qui se trouve en bas. Trois éléments concourent à la communication des deux étages : le jeu des perspectives, et en particulier de la perspective seconde sur la perspective première – élément optique ; la relation tactile potentielle, qui sur le Solcle composé de limon s’inscrit dans un mouvement naturel, mais empêché par la fragilité des parois, tandis qu’elle est volontaire (tendre le bras) ou davantage possible (sur l’Objet) à l’étage du haut – élément tactile ; l’ensemble des correspondances reste néanmoins lié aux parois – principal élément de communication, par leur hauteur, et par la différence existant entre leur fragmentation les disséminant et le mouvement d’enveloppement de l’Objet.

Il existe, dans cet ensemble, un agencement : de masses - par la terre et l’occupation de l’espace par les parois ; de formes, par leur emplacement ; d’énergie, par synthèse des formes, des masses et de la lumière. Agencement de l’espace d’un dedans à la manière d’un dehors : les façades, séparant le dehors du dedans, se trouvent elles-mêmes à l’intérieur. Microcosme. La grande toile noire forme comme un trou noir, un plan de néantisation auquel font face les parois ; bien que le blanc apparaisse comme ce qui pourrait résister à un envahissement de l’espace par le noir, l’espace intérieur - le dessous de la mezzanine, inclut également une toile noire ; conviendraient ici très bien les propos de J.L. Nancy relatifs à la figuration commune de la néantisation : elle « ne m’attend pas à la fin comme un autre moi qui serait encore moi retourné vers moi depuis l’abîme. Elle est bien plutôt là tout le temps où je suis là » . Le rapport du noir au blanc n’est pas ici dialectique, il est simplement trajectoire existentielle dynamique : « je suis l’ouverture, la tombe ou la bouche, l’une dans l’autre » . Un petit miroir domine le plan noir : il réfléchit la lumière du soleil couchant et maintient de la sorte un relatif éclat aux parois lorsque le jour décline ; il nous fait aussi nous souvenir de la terre d’où elles émergent, lorsque nous nous situons en hauteur ; et il ouvre enfin à l’idée qu’ailleurs, au-delà de cet espace, en tous lieux, apparaître est donner à voir des Façades, lorsqu’il s’agit d’y voir.

Le Solcle forme une terre-désert, le fond d’où surgissent les parois, mues par un mouvement ascensionnel. Si le désert est un espace privilégié pour faire apparaître ce qui est grand, c’est qu’il est pour cela nécessaire de rompre avec le monde d’objets - qui encourt le risque de s’enfoncer en une dynamique de consommation, de ne plus nous convier qu’à nous divertir en des échanges. Le limon, dans son caractère minimal et non manufacturé, simplement prélevé sur les bords de Garonne et déposé tel quel, accentue ce retrait du monde d’objets dans sa dimension sociétale – quand bien même cette dimension serait elle ludique (une strulpture ne peut se satisfaire d’un objet-œuvre, quelle que serait la manière de le détourner de son objectité). Solcle comme pur espace d’émergence. Approche minimale, donc : commencer par faire le vide de tout objet, libérer l’espace ; capter la lumière en s’érigeant, et ainsi répéter un mouvement fondamental de la vie. Grandeur fragile : il n’est pas question d’affirmer la force d’âme par la seule volonté, il s’agit de passer au-delà de cette faculté pour retrouver ce en quoi elle peut s’enraciner, un élan, un Désir. L’assèchement du limon, rendu manifeste par les fissures, s’il permet en premier lieu de constituer un espace désert, s’associe aussi à ce flux de Désir qui fait s’élever les parois – sa cristallisation.

Les façades éclatées font elles mêmes partie d’un ensemble de scissions que met en œuvre la Strulpture #7 : du dedans et du dehors ; de l’étage du haut et du bas ; du plan-surface qui se fend en deux, donnant lieu à deux groupes de parois ; elles-mêmes sont fendues le long de la ligne du plan, évidées et feuilletées, permettant d’entr’apercevoir au travers (comme si une ouverture s’était créée, repoussant aux extrémités le surplus de matière du plan, ou bien l’emportant dans son propre vide). Les parois matérialisent un phénomène d’éclatement d’un plan virtuel qu’elles présupposent, créant ainsi un partage entre un intérieur semi-clos et un extérieur qui reste cependant pris en un autre intérieur, celui de la Laiterie. Une façade nous manifeste la présence d’un espace auquel nous sommes extérieurs lorsque nous la percevons, elle est son apparaître premier, elle participe d’une logique de l’apparaître. L’inclusion d’une façade à l’intérieur de l’espace mis en œuvre brouille cependant les frontières de l’intérieur et de l’extérieur, de l’être formé et de son apparaître, du dedans et du dehors. Il nous faudrait alors plutôt invoquer les notions de dehors intérieur et d’espace constitué par repliement sur soi pour caractériser les différences d’espace présentes au niveau du sol ; un dehors intérieur et un intérieur intériorisé. C’est la Façade qui crée cet intérieur ainsi que l’unité relative des deux étages ; non seulement en raison de sa verticalité, mais aussi du fait que son feuilletage crée les interstices rendant perméable à l’air et la lumière, créant des voies de communication. Mais l’on ne comprend réellement la nature de cet intérieur que si on le met en correspondance avec ce qui se passe au-dessus : à l’espace contenu sous la mezzanine répond l’espace où s’érige l’Objet, double réel de l’ensemble des corps pouvant être rencontrés lorsque nous nous mouvons sur la terre. La dispersion manifeste, à l’horizontal, devient ainsi condition d’une unité plus profonde, à la verticale : l’apparaître (la Façade) est le lieu décisif d’où se constitue un être (intérieur) parvenant à exister au-delà de lui-même (étage du haut).

Dynamique matérielle : les matériaux de l’œuvre sont minimaux, les dynamiques qu’ils mettent en œuvre sont ainsi très proches de différences sensibles et naturelles premières : humide/sec, clair/obscur, ascension/gravité, évolution/ involution. Il s’agit de composer avec le simple, avec des différences élémentaires naturelles et vitales qui nous ouvrent à une réalité de l’espace qui ne soit pas seulement expérimentable dans la relation contenant/contenu, et à une réalité du temps qui creuse les différences plutôt qu’il ne constitue des identités substantielles. Humide/sec intervient directement au niveau du sol, par l’assèchement du limon : la masse homogène et pâteuse se fissure, et laisse transparaître le sol initial. Le clair /obscur est mis en jeu par la différence existant entre la couleur de la terre et le blanc des parois ainsi que par la présence du plan noir faisant face aux parois, qui sont elles mêmes différemment éclairées par le soleil. Ascension/gravité est le couple dynamique central, qui se concentre en les parois. Evolution/involution est tout d’abord mis en œuvre par la formation des cylindres de papier (enveloppement) et leur accolement (développement sur un plan), produisant les parois ; puis par l’éclatement de la façade (ouvertures) ; et enfin par la constitution d’un intérieur sous la mezzanine, auquel fait écho l’Objet - qui est le seul élément strulptural formant une courbe. Le recours à des matériaux permettant la mise en œuvre de ces différences naturelles fixe une mesure. Il ne s’agit pas d’une mesure au sens objectif du terme, mais d’une mesure de notre être aux choses et réciproquement, des choses à notre être. Cette mesure intervient déjà au moment de la création de la strulpture, non pas comme fruit d’une volonté de maîtrise, mais bien plutôt comme quête du seuil de notre maîtrise sur les choses ; là où ne se dévoile pas seulement l’activité créatrice, mais là où les matériaux laissent la possibilité d’un dialogue : composer avec l’espace existant suppose composer avec des matériaux pourvus d’un champ de possibilités mobilisé comme tel (jusqu’à quelle hauteur les rouleaux peuvent ils être joints avec un appui minimal en résistant au plissement qui les ferait s’effondrer ? Après combien d’heures suivant la marée haute faut-il prélever le limon pour qu’il possède la viscosité permettant qu’il se fissure en séchant, mais pas trop ? Etc.). Cette mesure ne renvoie cependant pas qu’à un champ de possibles, elle renvoie également à un champ de virtualités distinct de notre rapport à l’espace qui le plus souvent se trouve circonscrit par la tendance à le saisir dans un rapport de contenant à contenu. Si l’architecture et la sculpture interrogent ces déterminations, sans toutefois les remettre en question, une strulpture s’efforce au contraire de passer-entre en envisageant l’espace d’avant sa division en contenant et contenu. C'est-à-dire atteindre ce temps de l’espace où il émerge lui-même avant que nous n’y prenions place et y adoptions nos postures - temps événementiel qui n’est pas moins le nôtre pour autant que nous serions susceptibles de l’expérimenter (c’est à dire susceptibles de nous soustraire à notre rapport usuel à l’espace, où le « il y a des choses et des êtres » ne nous fait plus éprouver le « il y a » et nous éloigne par là-même du « là suis-je », nous éloigne de la position de notre être en le monde - qui ne se réduit pas à la place que nous occupons ni aux postures que nous adoptons). L’opérateur fondamental que met en œuvre une strulpture, pour cette émergence, opérateur où se lient temps et espace ainsi que matière et dynamisme, est le rythme : le papier enroulé et encollé, pulsations génératrices du plan, en est le support premier ; mais aussi, dans la Strulpture #7, le rythme que véhicule avec soi le limon (flux et reflux). La Mesure signifie alors qu’entrent en correspondance le « il y a » et le « là suis-je » .

Le Présant : nous nommons Présant le « spectateur ». Face à la question de savoir quelle place le « spectateur » peut occuper en présence d’une œuvre, les strulptures invitent à une réponse simple : il est de fait inclus en l’espace de l’œuvre par cela même qu’il occupe une position en son espace ; « son espace » signifiant tout autant l’espace actuel du Présant que l’espace que compose l’œuvre (qui elle-même compose avec l’espace préexistant). Les choses ne se passent cependant pas ici comme pour l’espace défini par une architecture, car le rapport à l’espace strulptural n’inclut pas l’occupant de l’espace par l’éveil de fonctions dont il peut être le sujet. Mais il n’en va pas non plus comme pour celui de la sculpture, du fait que le lieu enveloppe en soi l’avoir-lieu de l’œuvre qu’actualise le Présant ; or, tandis que ce rapport à l’œuvre peut pour la sculpture s’effectuer, idéalement, sans le spectateur, la position du Présant est quant à elle indissociable de la réalité de l’espace par cette position constitué ; le lieu n’est pas prédéfini par l’œuvre elle-même, sinon par la relation du Présant à l’espace de l’œuvre. Si la sculpture est bien « incorporation de la vérité de l’être en son œuvre instituante de lieux » , la strulpture ne définit de lieux que par la relation de présence aux lieux. Nous retrouvons ici la spécificité première de la strulpture comme entre-deux de l’architecture et de la sculpture : être Présant, c’est réaliser la présence du monde par sa propre présence autant que se savoir présent par le monde.

« La force est présence et non pas action » . Mais, en toutes choses, l’existence expose à la fragilité, et nous dressons des façades qui elles-mêmes menacent de s’effondrer, d’un moment à l’autre. Nous avons beau les chercher les plus pures, les plus ouvertes, les plus droites, les plus évolutives, elles n’en restent pas moins soumises à la chute, au pli qui défait, à l’accident qui les emporte. Nous ne cessons pourtant de les produire, de les vouloir meilleures, belles, et pourquoi pas, sublimes. C’est que les façades ne sont pas une donnée secondaire : en composant avec de micro flexions, elles nous font accéder à un nouvel étage, où là aussi nous nous tenons ; là, à l’étage où une partie de nous même trouve son assise. L’Objet insolite n’est pas d’une nature différente de celle qui fait les parois : plis, déplis, replis ; papier, matière nourrie à même la terre par la lumière, un support pour toute parole possible, un cylindre où circule l’air, ou un souffle ; mais sa stabilité est plus grande, sa hauteur lui est donnée d’emblée. Objet insolite, ombilic de l’âme ?

X.R

retour